A
Bagnolet, en Seine-Saint-Denis, il y a des collines, des
cités, des pavillons douvriers qui peu à peu
sont
rachetés par des représentants des couches moyennes
qui aspirent à une maison, foin de lhabitat collectif,
et il y a trois théâtres. Cest beau.
Cest
audacieux. Cest réconfortant. Le Théâtre
du
Samovar, qui sappuie sur une école de clowns, est tout
simple, mais il a lessentiel : un bar, parce que cest
un moment de luxe, la sortie au théâtre, cest
un moment où on choisit de ne pas être pressé,
et de prendre le temps den profiter, et où il est bon
de pouvoir sasseoir dix
minutes pour regarder, bavarder, être présent, pour
le seul bonheur dêtre présent, et il a, ce théâtre,
lautre élément essentiel, un beau plateau, une
scène bien
équipée, et ça suffit, on est au théâtre,
et on vient voir, comme ça, une curiosité, Farid Chopel.
Jadis,
il était une vedette, Farid Chopel, on en avait entendu parler,
ah oui, Chopélia, mais on navait rien vu de lui. Tiens,
cest curieux, il resurgit. Cest souvent intéressant,
de voir des artistes où on ne les attend pas
forcément. Autrefois, on a vu comme ça Nina Simone,
au Duc des Lombards. Nina Simone ? Au
Duc ? Ce nest pas un peu petit pour elle ? On
y était allé, un peu incertains, cétait
bien là, et
cétait bien elle. Nina Simone passait dans le public
qui
nétait pas pléthorique. On était dans
un club de jazz, et cétait splendide. Quelques années
plus tard, elle
passait au Palais des Congrès : pas eu envie dy aller
voir. On avait ressenti, au Duc des Lombards, sans
vouloir se vanter, lémotion Nina. La voix toute proche,
une façon de se réinventer souveraine et violente,
sans filet, sans la protection du show, dans la nudité dune
carrière accidentée, qui retrouve la simple urgence
du chant à partager.
Cest un moment de ce genre-là quon a connu avec
Farid Chopel, au Samovar.
Un
one-man-show. Exercice difficile, où très souvent
le comédien fait... lintéressant : pas de temps
mort, de lénergie, du bon mot, du cabotinage, cest
une désolation. Farid Chopel entreprend de raconter sa vie.
Avec distance, avec silences, avec élégance. Et on
rencontre un homme.
Cest
ça, le théâtre : on rencontre de lhumanité.
Sur
le plateau, et en nous. Et on sagrandit.
Farid
Chopel est dorigine kabyle - sauf que ses origines, lui, il
les situe en Lorraine et en banlieue parisienne. Ah.
Parce que la Kabylie, cest laffaire des
prédécesseurs, ce qui a marqué son enfance,
ce
sont les vacances chez un tonton lorrain, et sa vie dans ce qui
nétait pas encore qualifié de zone sensible.
Chopel ne donne pas vraiment dans le communautarisme.
Pas
dislam, pas de nostalgie, il est dici, et ce qui est
sans doute le plus important pour lui, cest labsence
du père, cest davoir porté les rêves
de la mère et de la grand-mère, lui, il aura de linstruction,
cest davoir découvert le théâtre
via latelier-théâtre au lycée. Une vie
qui se raconte, qui se met en scène, sans donner dans le
naturalisme, sans donner dans le pathos, cest un sacré
cadeau : parce quon nest jamais voyeur, on élabore
notre émotion, on ne sidentifie pas avec sentimentalité,
on est à lécoute de lautre, qui nous permet,
par sa stylisation, par son calme, par sa magnifique tenue, de reconnaître
quil existe, singulier et commun... Quand Chopel en vient
au moment où ça ne va plus, où le succès
le déborde, et où il passe ses soirées en boîte,
à boire, il évite la complaisance, la plainte, ou
le mépris de soi, il donne à voir, et à relier
discrètement au reste, et cest sourdement bouleversant,
mais la vie demeure, et le théâtre, et il finit tranquillement,
en fumant une cigarette, et en rappelant les mots de Jouvet dans
Entrée des artistes, il faut mettre de la vie dans lart
et de lart dans la
vie, et il faut y croire,
et voilà, ce nest pas Show must go
on, cest On doit rester humain, il y a des moments de
musique, et de la rêverie, et du murmure, on nest jamais
complices, on tombe en amitié pour un artiste qui nous montre
son chemin.
Cest à lopposé de toutes les StarAc,
de toutes les odes à soi, de lintime déballé
comme allant de
soi, lauthenticité est mise en forme, ce qui permet
une
vérité à partager, on est sorti touché,
réjoui, respectueux, et fraternel.
Farid
Chopel dans le Pont du milieu.
Théâtre
du Samovar, Bagnolet, jusquau 21 novembre.